24 octobre 2024
Décarboner les moyens de paiement, des enjeux environnementaux et sociaux majeurs
[Interview] Economiste universitaire renommé, Patrice Geoffron a été chargé par le département RSE de Worldline d’étudier les résultats d’analyses de cycle de vie des différents moyens de paiement, de manière à comparer leurs impacts en matière d’empreinte carbone.
Quels sont pour vous les principaux enjeux de la décarbonisation des moyens de paiement dans le monde et plus particulièrement dans la communauté européenne et la zone Euro ?
Tout d’abord, tous les secteurs d’activité doivent réduire drastiquement leurs émissions de gaz à effet de serre pour respecter les objectifs de l’Accord de Paris. Les activités bancaires de manière générale et, naturellement, la gestion des systèmes de paiement ne font pas exception à cette obligation. Il faut donc pour l’ensemble de l’écosystème (les banques, les commerçants, les prestataires de services de paiement, les autorités de régulation, et les consommateurs) être en mesure de connaître l’empreinte de chaque mode de paiement, et c’est l’objectif du travail que j’ai réalisé avec l’équipe de Worldline.
Mais, dans le même temps, il ne faut pas perdre de vue que les actes de paiement ont une forte composante « socioculturelle ». Ainsi, au sein de l’Union Européenne, les pratiques diffèrent très sensiblement d’un pays à l’autre : à Malte, 80% des paiements sont réalisés en espèces, contre moins de 20% en Finlande. Autrement dit, il n’est pas possible de faire évoluer les moyens de paiement uniquement pour réduire l’empreinte carbone (ce qui conduirait à limiter les usages du « cash » qui est le plus émetteur) sans tenir compte de cette dimension.
Vos conclusions à partir des ACV fournies par Worldline montrent que la monnaie fiduciaire dans sa fabrication, son stockage, sa distribution, ses échanges et son utilisation quotidienne pèse lourdement dans le bilan carbone et climatique des moyens de paiement. Y a-t-il pas un risque de perte de contrôle par les Etats dans la gestion de la monnaie, si elle devient 100 % dématérialisée ?
D’ores et déjà, ce mouvement de dématérialisation est très largement en marche dans la mesure où une petite partie seulement de la masse monétaire en circulation est disponible sous forme de billets et de pièces. De plus, les flux financiers dématérialisés sont plus facilement traçables par les autorités publiques (contrairement à la monnaie fiduciaire) qui ne perdent pas nécessairement en pouvoir avec cette tendance.
Ce n’est pas en tant que telle la dématérialisation qui constitue un phénomène nouveau pour les États, mais plutôt la création de nouvelles formes monétaires via les blockchains : par exemple, Bitcoin est une monnaie sans banque centrale, ce qui constitue une « rupture ».
Qui, selon vous, a le plus intérêt à l’abandon de la monnaie fiduciaire entre les Etats, les banques et les populations, en particulier pour l’Europe, l’Amérique du Nord et certains pays d’Asie ?
On ne verra pas une disparition de la monnaie fiduciaire à un horizon proche : la tendance est plutôt à la diversification des moyens de paiement (chacun peut en faire l’expérience par l’intermédiaire de son smartphone), ce qui oblige à maintenir plusieurs systèmes en fonctionnement en parallèle. Cela présente naturellement des coûts, notamment pour assurer un accès à des distributeurs de billets, de sorte que les banques ont un intérêt évident à réduire les usages de la monnaie fiduciaire.
On observe que l’Asie (Japon, Corée et maintenant Chine) est particulièrement dynamique en matière de dématérialisation des paiements via des appli (ex : WeChat Pay, Alipay), ainsi que les USA sous l’impulsion des Gafam (Apple Pay, en particulier), ce qui conduit à souligner que de nouveaux acteurs, très puissants, prennent leur place dans les écosystèmes de paiement qui ne sont pas l’apanage des banques. En Europe, la situation est assez hétérogène, avec une dynamique plus remarquable dans les pays du Nord, notamment en Scandinavie.
Vos analyses montrent que le paiement dématérialisé, via un smartphone, est la principale voie de décarbonisation, tant que le coût de la distribution de monnaie fiduciaire restera élevé. Quelles pistes proposeriez-vous aux Etats et aux banques pour généraliser l’utilisation de monnaie dématérialisée ?
- Plutôt que la généralisation des paiements dématérialisés, il faut optimiser les usages actuels et l’écosystème de paiement.
- Les banques doivent prolonger la durée de vie des cartes et des terminaux et les inscrire dans une approche d’économie circulaire à la fin de leur vie. Par ailleurs, la relation de confiance qu’elles ont établie avec leurs clients peut les aider à informer ces derniers sur l’empreinte de leurs paiements et sur les bonnes pratiques dans ce domaine. A plus long terme, il est souhaitable que les banques se détournent des cartes et des terminaux de paiement.
- Les commerçants doivent convaincre les clients de ne plus utiliser de tickets. Or ils ne trouvent pas d’intérêt particulier à cette démarche, ce qui est problématique, car l’impression de billets pèse lourdement sur l’empreinte globale du processus.
- Les autorités de régulation doivent faire en sorte qu’il soit possible de ne plus imprimer les reçus des titulaires de cartes et des commerçants ; elles peuvent également inciter les commerçants à ne pas imprimer les reçus.
- Les prestataires de services de paiement doivent optimiser leurs systèmes (notamment les datas centers) afin de réduire au maximum l’empreinte CO2.
- Les fabricants de terminaux doivent veiller à optimiser leur consommation d’énergie tant en mode actif qu’en mode veille et à ne pas provoquer une utilisation excessive des terminaux (la tendance aux écrans de type tablette est contre-productive à cet égard).
- Les consommateurs doivent apporter leur contribution en acceptant de se passer de tickets, en limitant le nombre de retraits en espèces et en évitant les petites coupures, …
L’allongement de la durée de vie des cartes bancaires et des terminaux de paiement correspondants est-elle une mesure efficace à long terme, au regard de leur impact climatique, versus leur disparition pure et simple et leur recyclage en fin de vie ?
L’expérience prouve que la disparition d’un moyen de paiement prend beaucoup de temps : nous disposons généralement d’un carnet de chèques… que nous n’utilisons quasi plus. Il va donc se passer pas mal de temps avant que les cartes bancaires et les terminaux de paiement chez les commerçants disparaissent. De sorte qu’il est essentiel d’en optimiser l’usage dès à présent, ce qui passe par un allongement de leur durée de vie et, dans une logique d’économie circulaire, leur recyclage en fin de vie.
Dans le courant de la décennie 2030, il est plausible que la production des cartes bancaires devienne optionnelle (et tombe, plus tard, en désuétude comme les carnets de chèques). Mais nous n’en sommes pas là et, même si nous payons avec nos smartphones chez les commerçants, les cartes bancaires nous sont encore nécessaires pour retirer du cash.
Depuis la fin de l’étude commandée par Worldline, nous observons tous la généralisation des paiements en magasin par téléphone. Cette très rapide évolution comportementale vous semble-t-elle aller dans le sens d’une décarbonisation proactive des moyens de paiement ?
Oui, à la condition d’appliquer les bonnes pratiques (ne pas imprimer les tickets !) et dès lors que cela réduit les retraits d’argent liquide. Mais, pour l’instant, cela ne conduit pas encore à la suppression de la carte bancaire (ni même à la rendre optionnelle).
Vote rapport explique que le bitcoin a une empreinte carbone 4 à 5 fois supérieur aux autres moyens de paiement réunis, mais vos conclusions recommandent l’utilisation de blockchain dans la décarbonisation des moyens de paiement. Quelles sont alors les véritables possibilités de réalisation d’une crypto-monnaie décarbonée d’ici 2030 ?
Certains protocoles qui permettent le fonctionnement des crypto-monnaies nécessitent une grande puissance de calcul. C’est le cas pour Bitcoin, qui utile une « proof of work » (fondée sur la capacité à résoudre des calculs complexes), mais d’autres protocoles le sont nettement moins comme celui qui est utilisé par Ethereum (« proof of stake »).
Par ailleurs, conscients des enjeux environnementaux et écologiques qu’elles soulèvent, certains acteurs de la blockchain œuvrent à la décarbonisation du secteur. C’est l’objectif affiché du Crypto Climate Accord, initié en 2021 par Energy Web, le Rocky Mountain Institute et l’Alliance for Innovative Regulation (rejoints depuis par des centaines d’acteurs du marché). L’ambition partagée est de décarboner le secteur mondial des crypto-monnaies en soutenant la transition vers zéro émission nette de gaz à effet de serre d’ici 2040 et, dans l’intervalle, en se sourçant à une électricité décarbonée d’ici 2030 et en développant des normes pour accélérer l’adoption et la vérification des progrès vers des blockchains alimentées à 100 % par des énergies renouvelables (ceci en amont de la COP30 de 2025).
Dans le rapport j’évoque également, à titre d’illustration, certains développements issus des usages de la blockchain dans le domaine de l’environnement et du climat visant à décentraliser les marchés volontaires du carbone, les marchés de l’eau, le financement de la collecte des déchets et les dons pour des projets environnementaux (agroécologie, reforestation, etc.).
Quid du coût social de la disparition de la monnaie fiduciaire et de celle des cartes bancaires du point de vue des emplois directs et induits ?
Je ne connais pas d’études qui mesurent cet aspect de la transition. Mais gardons à l’esprit que, pour l’heure et durablement sans doute, nous avons une superposition des moyens des moyens de paiement et non une substitution qui conduirait à la disparition rapide de certains : nous avons toujours une carte bancaire en poche ! En revanche, nos smartphones ont tendance à remplacer de nombreuses autres cartes (de fidélité dans des chaînes de distribution) qui, elles, disparaissent. Mais, compte tenu de l’impact environnemental des usages du plastique, il faut y voir une évolution positive.
Par ailleurs, l’utilisation massive de billets de banque favorisant la corruption, le travail au noir, la défiscalisation des revenus, le blanchiment d’argent sale et le recèle :
- La dématérialisation des paiements n’est-elle pas un bon moyen de lutter contre ces phénomènes criminels ?
Les contraintes mises sur les usages du liquide (justification de retraits élevés auprès de sa banque, par exemple) sont destinés à limiter les usages illégaux, voire criminels.
- Cette dématérialisation n’entrainera-t-elle pas un repli vers les crypto-monnaies de la part des entreprises criminelles ?
C’est une menace avérée.
Comment gérer les millions de SDF européens ou nord-américains sans monnaies papier et pièces, de même que les dizaines de millions de pauvres dans le reste du monde, l’accès aux smartphones se démocratisant plus lentement dans ces populations ?
Il y a un risque dont la portée est difficile à évaluer, mais qui est très réel, d’autant que le Covid a accéléré la dématérialisation des paiements du quotidien. Je sais que des ONG travaillent à des systèmes de dons par contact direct entre téléphones (les SDF en disposant assez régulièrement, selon ces mêmes ONG) ou via des QR codes. Dans un autre domaine, il y a également un manque à gagner dans les professions où les pourboires sont en usage. Comme nous le disions plus haut, les paiements sont ancrés dans des structures sociales, dont il faut tenir compte.
Hors de l’OCDE, notons que l’usage des smartphones pour les services bancaires en Afrique subsaharienne est en pleine expansion, offrant une alternative innovante aux services bancaires traditionnels et jouant un rôle crucial dans l’inclusion financière de la population : transferts d’argent, paiement de factures, recharge du crédit téléphonique, microcrédit et épargne…
Et l’accès généralisé à l’ensemble de la population humaine aux smartphones n’induit-elle pas une surconsommation en énergie (principalement électrique) et en ressources abiotiques, qui viendraient annuler les effets de la décarbonisation des moyens de paiement ?
Les smartphones sont adoptés dans la mesure où ils s’imposent comme une « plateforme » aux usages multiples. Les paiements sont venus s’intégrer à nos smartphones, alors que leur pénétration dans les populations était déjà très avancée, sans nécessairement constituer à motifs majeur d’adoption d’un tel équipement.
Mais, comme le préconise le rapport, il faut appliquer aux smartphone le même principe que pour l’ensemble des équipements de l’écosystème des paiements à savoir en étendre la durée de vie. Comme l’empreinte environnementale des smartphones tient plus à leur production qu’à leur usage, il est essentiel de ne pas les renouveler trop fréquemment.








