Chapitre 6

Quel dialogue entre la société civile et l’entreprise ?

Entreprises et collectivités locales au service des ODD

© Remy Deluze

Bettina Laville

Bettina Laville est Conseiller d’État honoraire, Présidente de l’Institut d’études avancées (IEA) de Paris, ainsi que Fondatrice et Présidente d’honneur du Comité 21.

“L’Agenda 21, adopté en1992 à Rio, engageait tous les acteurs à participer à l’élaboration du développement durable, et particulièrement les entreprises.”

Vous avez participé à la préparation du Sommet de Rio, durant lequel les États ont défini les bases du développement durable. Près d’une décennie plus tard, Kofi Annan invitait les entreprises à promouvoir les valeurs onusiennes, en lançant le Pacte mondial. Quel fut l’impact de cette initiative sur l’agenda mondial du développement durable ?

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J’étais en 1992 la coordinatrice des positions françaises pour la Conférence de l’environnement et du développement de Rio, lorsque j’étais au Secrétariat général de la Présidence de la République, aux côtés de François Mitterrand, chargée de l’environnement. J’ai ensuite participé activement à Rio +10 avec Jacques Chirac à Johannesburg, où le Comité 21 avait formé une importante délégation d’entreprises, et bien sûr à Rio+20, où le Comité 21 avait organisé le Pavillon français. L’Agenda 21 adopté en 1992 à Rio engageait tous les acteurs à participer à l’élaboration du développement durable, et particulièrement les entreprises. Elles étaient d’ailleurs directement concernées par le chapitre 30 de cet Agenda, dont les objectifs étaient « d’encourager l’application du concept de gestion rationnelle des entreprises en ce qui concerne l’exploitation et l’utilisation des ressources naturelles par les entrepreneurs », et « d’accroître le nombre des entrepreneurs dont les entreprises appuient et mettent en œuvre des politiques de développement durable ». 

Le Pacte mondial, né d’une initiative du Secrétaire général de l’ONU, s’est inspiré de cet Agenda en s’inscrivant dans les multiples initiatives onusienne et européenne de 2000, qui aujourd’hui aboutissent à un corpus de ce que l’on appelle la RSE, avec en particulier la loi française sur les nouvelles régulations économiques, qui a été ensuite porté au niveau européen.

Ce qui est très important dans le Pacte mondial, c’est que les engagements que les entreprises prennent s’inscrivent dans la protection du droit international relatif aux droits de l’homme et qu’elles s’engagent à respecter les deux principes qui concernent la précaution et de responsabilité. Avec les attaques constantes sur le principe de précaution, il est bon de rappeler qu’une entreprise qui adhère au Pacte mondial s’engage, selon le 7e principe, à appliquer l’approche de précaution.

Ce mouvement a inauguré toute une vague d’engagements, aussi bien en faveur du respect des droits humains que pour la lutte contre le changement climatique et la protection de la biodiversité. Depuis presque 25 ans, ils sont aujourd’hui examinés de près par les ONG, et désormais par les tribunaux. La grande réussite de cette volonté éthique, c’est nous sommes peu à peu passés d’engagements assez vagues à des engagements précis, codifiés et vérifiés. Aujourd’hui, le débat européen autour des nouveaux règlements et directives (CSRD, vigilance, SFRD, Taxonomie, lutte contre le greenwashing) s’inscrit dans le respect des principes du Pacte mondial.

“La grande réussite de cette volonté éthique, c’est que nous sommes peu à peu passés d’engagements assez vagues à des engagements précis, codifiés et vérifiés.”

– Bettina Laville

Le Comité 21 a rejoint le Pacte Mondial en 2016. Les deux organisations sont également partenaires, quels bénéfices tirent-elles de cette coopération selon vous ?

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Le Comité 21, qui a été créé juste après la conférence de Rio, est une association multi-acteurs formée de 5 collèges, dont un collège d’entreprises. Le rapprochement des deux associations permet de multiples d’enrichissements. D’une part, ce ne sont pas forcément les mêmes entreprises qui adhèrent aux deux réseaux. D’autre part, l’approche par le respect des droits humains du Pacte mondial permet de rappeler aux membres du Comité 21 qu’ils participent tous à des engagements mondiaux. Nous menons de nombreux travaux en commun, par exemple à l’occasion des Conférences mondiales pour le climat, et en publiant des guides qui rapprochent la vision des entreprises et des collectivités locales, afin d’accomplir ce que nous appelons « la grande transformation » au niveau local. La relocalisation est à l’ordre du jour, et notre ancrage dans les régions à travers les collectivités permet des synergies très intéressantes. De plus, il existe une profonde solidarité et une grande proximité entre nos deux conseils d’administration, dont les membres se retrouvent dans Climate Chance ou encore à la Plateforme RSE.

Comment réussir collectivement à maintenir le cap vers l’agenda 2030, alors que l’atteinte des ODD est plus que menacée ?

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Je suis effectivement très frappée de l’avertissement du Secrétaire général des Nations Unies qui souligne, à la mi-temps du programme Agenda 2030, le danger de le voir se transformer « en un mirage de ce qui aurait pu être ». Bien sûr, la pandémie a représenté un coup très dur porté à l’Agenda mondial. Les très nombreux conflits mondiaux ont déstabilisé tous les échanges. Je pense particulièrement à celui en Ukraine, qui a décrédibilisé le Conseil de sécurité de l’ONU, puisqu’un de ses membres était l’agresseur.

Ces différentes crises – la polycrise, dit-on aujourd’hui – ne sont pas les seules à mettre en péril l’Agenda 2030. La lenteur de mise en œuvre des engagements financiers internationaux envers les pays pauvres, ainsi que le poids explosif des investissements nécessaires pour protéger les populations des catastrophes climatiques, menacent aussi les Objectifs de développement durable. Il faudra donc que le Sommet des ODD de septembre aboutisse à la mise en œuvre un redressement massif de la trajectoire, afin de ne pas laisser s’installer plus encore les inégalités mondiales, ce qui augmenterait la méfiance de la communauté internationale dans un contexte déjà très tendu. Rappelons que l’ONU a demandé un plan de relance des ODD, qui appelle les pays les plus riches à canaliser 500 milliards de dollars supplémentaires chaque année pour les financer. 

Il ne nous suffit pas de nous féliciter que la France soit bien placée – ce qui est vrai – dans le concert mondial des ODD. Il faut aussi que nous concourrions à ce que le secteur privé devienne un agent correcteur de ces inégalités. C’est le sens du Pacte mondial, et c’est aussi ce à quoi nous travaillons au Comité 21, en favorisant la diffusion des valeurs des Objectifs de développement durable au sein des entreprises et des collectivités territoriales.

© UN Photo – Michos Tzovaras

“Il ne nous suffit pas de nous féliciter que la France soit bien placée – ce qui est vrai – dans le concert mondial des ODD. Il faut aussi que nous concourions à ce que le secteur privé devienne un agent correcteur de ces inégalités.”

– Bettina Laville

Morale et éthique des affaires

© Mathieu Delmestre

Dominique Lamoureux

Dominique Lamoureux est Référent éthique du Pacte mondial Réseau France depuis 2020. Il a réalisé toute sa carrière chez Thales et préside le Cercle éthique des affaires.

“Entre les notions de loi et de morale se trouve l’éthique, qui correspond à l’arbitrage que chaque entreprise ou organisation doit réaliser selon les demandes de ses différentes parties prenantes.”

Comment est née votre histoire avec le Pacte Mondial ?

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J’ai réalisé toute ma carrière chez Thales, où je suis arrivé en 1975, à une époque où l’éthique des affaires n’était pas au cœur des préoccupations. En 2000, nous avons lancé une initiative éthique, que l’on n’appelait pas encore responsabilité sociale des entreprises, avec le nouveau Président Denis Ranque ainsi que le Délégué général, Alexandre de Jugnac.

Le lancement de cette initiative est arrivé à un moment clé pour l’entreprise. Après une série d’acquisitions, l’entreprise Thomson devenait mondiale, ce qui a occasionné deux décisions majeures. La première fut de trouver une dénomination ayant une vocation internationale : Thales. La seconde décision prise par le président du groupe fut de définir nos valeurs d’entreprise pour qu’elles constituent le ciment, le socle commun de toutes les entités rassemblées au sein du groupe. Le président a ainsi demandé au secrétaire général d’écrire ces valeurs, ainsi qu’un code d’éthique dont j’ai participé très activement à la rédaction. À l’époque, une telle démarche était très innovante, nous étions parfois perçus comme des poètes.

Thales a rejoint le Pacte mondial en 2004, en s’inscrivant dans une démarche mondiale, en parallèle de la définition de notre code éthique. Pour moi, construire ses propres valeurs et s’engager dans un cadre onusien, plus large et institutionnel, avait beaucoup de sens pour l’entreprise. C’était la première fois que l’Organisation des Nations Unies proposait au secteur privé une initiative aussi directe. Recevoir une lettre de Jacques Chirac et Kofi Annan incitant l’entreprise à rejoindre le Pacte mondial était assez révolutionnaire.

Devenu Directeur éthique et RSE de Thales en 2005, j’ai commencé à œuvrer à la construction du réseau français du Pacte mondial, en lien avec Conrad Eckenschwiller, le premier Délégué général. Pour Thales, cette démarche était confortée par le fait que Jacques Chirac s’était engagé personnellement vis-à-vis de cette initiative portée par Kofi Annan, dans un environnement géopolitique pourtant complexe. 

J’ai également beaucoup travaillé avec le Pacte mondial des Nations Unies à New York, en participant notamment à une série de discussions au moment de l’intégration du dixième principe lié à la lutte contre la corruption.  Je me souviens de l’enthousiasme d’Olajobi Makinwa, une femme extraordinaire qui a su mener ce projet complexe. Avec le Pacte Mondial, nous avons accompli quelque chose d’exceptionnel, avec l’élaboration des Dix principes ou la contribution à la définition des Objectifs de développement durable.

Désormais, mon rôle de référent éthique au sein du Pacte mondial Réseau France peut s’articuler autour de trois points. Le premier est de participer avec l’ensemble de l’organisation à la prise de conscience des signaux faibles de nouvelles exigences sociétales réelles ou à avenir. Le second est de participer à la définition des nouvelles cartes qui définissent nos territoires. Enfin, le troisième et dernier point est de régler les cas éthiques qui peuvent se poser, et contribuer à l’arbitrage.

“L’intégration des enjeux de développement durable au cœur des stratégies des entreprises ne doit pas favoriser la démission des États sur ces sujets.”

– Dominique Lamoureux

Comment s’intègre l’éthique dans la démarche RSE d’une organisation ?

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La responsabilité sociale des entreprises représente le cadre général, et l’éthique est le mode d’emploi. Elle oblige l’entreprise à prendre conscience de l’ensemble de ses parties prenantes et à se donner les moyens de pouvoir mener cet arbitrage éthique entre leurs différentes demandes.

Par exemple, un actionnaire peut demander à une entreprise de dégager plus de marge sur la vente d’un produit, en augmentant le prix ou en diminuant la qualité. Le client demande quant à lui l’inverse, c’est-à-dire le plus le plus bas et la meilleure qualité possible. Procéder à cet arbitrage constitue le premier exemple de responsabilité au sein d’une entreprise.

Être à l’écoute de l’ensemble de ses parties prenantes constitue le socle d’une démarche éthique.

La démarche RSE, comme toute démarche éthique, ne doit pas émaner seulement de la direction. L’arbitrage doit impliquer tous les secteurs de l’entreprise, c’est-à-dire tous les secteurs de l’entreprise. De fait, la tendance actuelle est horizontale, où l’appropriation est l’élément clé d’une démarche éthique. Il faut que l’ensemble des salariés s’approprient les normes éthiques. Le premier impératif, c’est d’abord la sensibilisation et la formation de tous les collaborateurs afin de passer d’un savoir-faire à un savoir-être ce qui permet à une entreprise d’être éthique.

Les grandes entreprises internationales peuvent-elle faire évoluer l’éthique dans tous les pays où elles opèrent ?

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Une entreprise peut contribuer de diverses manières au mouvement général en cours au sein d’une société, que ce soit par des partenariats ou des participations à des conférences sur des thèmes liés aux Objectifs de développement durable. La question de fond, sur laquelle je me suis beaucoup investi et qui devient majeure, est celle de la confusion entre la morale et l’éthique. La morale est celle qui dit le bien et le mal, elle appartient à mon avis aux domaines de la politique, de la religion et de la société civile.

L’entreprise ne se situe pas dans ce domaine, même si elle fait preuve de conformité, qui correspond au simple respect des lois. Entre les notions de morale et de loi se trouve l’éthique, qui est l’arbitrage que chaque entreprise ou organisation doit prendre entre les demandes de ses différentes parties prenantes (actionnaires, clients, fournisseurs, employés…). Pour une entreprise, la question n’est pas de savoir ce qui est bien ou mal mais ce qui est bon ou mauvais, dans un contexte donné, en fonction de toutes les parties prenantes. Ces questions doivent être traitées non pas de manière dogmatique mais de façon conjoncturelle.

Où s’arrête le rôle des entreprises sur les enjeux sociétaux ?

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L’image et la notoriété sont de plus en plus prises en compte par la société civile et les entreprises ne sont pas seulement tenues par des engagements mais également par des actes. Les exigences réglementaires se sont par exemple déjà considérablement renforcées dans le monde de la finance. Depuis deux décennies, nous avons pu assister à une prise de conscience considérable des changements structurels de la société au sein des entreprises, tant chez les dirigeants qu’au sein des comités exécutifs, des conseils d’administration et des autres départements de l’entreprise. Aujourd’hui une entreprise se doit de prendre des engagements responsables et de mettre en place une politique RSE. Mais nous devons avoir conscience des limites de cet exercice.

Les entreprises peuvent, et doivent, favoriser le respect des droits humains et du droit du travail, veiller à la protection de l’environnement et lutter contre la corruption.

Dans ces domaines, nous assistons à une démission des États.

Pour cause de court-termisme électoraliste, nous assistons à une démission partielle des États, sur des sujets comme la pauvreté, le réchauffement climatique ou la réduction des inégalités. Lorsque l’Organisation des Nations Unies a été créée à la fin de la Seconde Guerre Mondiale, le monde comptait 50 États. Aujourd’hui, l’ONU compte 193 membres, ce qui explique aussi les fragilités onusiennes dans un contexte de repli, de balkanisation et d’individualisation de certains États. 

Les difficultés des États à gouverner la planète ne doivent pas signifier que l’on confie aux entreprises des missions régaliennes. Il est bien du rôle de l’État de légiférer et d’assurer la protection sociale de leurs citoyens en matière de droits de l’enfance ou de droits des femmes. Une entreprise ne peut pas aller contre l’État, car elle n’opère pas dans l’ordre moral, elle doit agir de façon éthique. L’intégration des enjeux de développement durable par les entreprises ne doit pas favoriser la démission des États sur ces sujets.

Le partage des responsabilités

© Ljubisa Danilovic

Amandine Lebreton

Amandine Lebreton est nommée en janvier 2023 Directrice de l’association Pacte du pouvoir de vivre, après avoir occupé la fonction de porte-parole du mouvement. Ingénieure agronome, elle a travaillé pendant quinze ans à la Fondation pour la Nature et l’Homme.

“Si nous lions systématiquement démocratie sociale et justice climatique, c’est parce que nous avons la conviction que l’une porte l’autre.”

Qu’est-ce que le pacte du pouvoir de vivre ?

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Le Pacte du pouvoir de vivre est né juste après la crise des gilets jaunes, qui avait rappelé deux constats majeurs. Cette crise a souligné que si nous devions accélérer l’effort sur la transition écologique, il ne fallait pas négliger la question de la justice sociale. Ce moment a également démontré que les organisations de la société civile ne travaillaient pas réellement ensemble. Est apparu le besoin de créer de nouvelles alliances et un nouvel espace collectif d’échanges, par lesquels pourraient être portées des propositions en commun ainsi qu’un projet de société. 

C’est ainsi qu’est né le Pacte du pouvoir de vivre en 2019. Pendant près de quatre ans, ce collectif informel s’est considérablement étoffé, tout en respectant sa diversité initiale avec associations environnementales, de lutte contre la pauvreté, de syndicats et de mutuelles. Très récemment, nous avons créé une association d’animation du Pacte pour nous donner les moyens, financiers et humains, d’animer ce collectif, qui regroupe aujourd’hui 65 associations et dénombre 40 groupes locaux partout en France.

Comment le pacte du pouvoir de vivre encourage-t-il les entreprises à adopter des pratiques responsables, contribuant à la transition juste ?

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Le fait que le Pacte promeuve avec 65 associations une société plus juste, plus écologique et plus démocratique sous-entend que chacun a une place et une responsabilité. Pour nous, le rôle de l’entreprise s’inscrit dans cette vision du partage des responsabilités.

Par exemple, les rapports du GIEC nous montrent que le monde doit cesser l’extraction et l’utilisation des énergies fossiles, ce qui touche de fait certaines entreprises au cœur même de leur modèle économique. Or les stratégies de ces dernières ne vont pas dans le sens d’une accélération de la transition écologique, ce qui révèle les limites de la politique du volontariat. Le cadre des politiques publiques doit alors les inciter à faire leur part.

De fait, nous focalisons notre action sur le rôle des politiques publiques, qui doivent définir un cadre et fixer un objectif, par des incitations, des réglementations, des outils de fiscalité, afin de tracer tous ensemble le même chemin. Nous avons notamment proposé de conditionner les aides publiques aux entreprises à des performances écologiques et sociales, d’imposer la négociation d’un plan de décarbonation aligné avec l’Accord de Paris ou encore d’intégrer pour moitié les salariés dans les conseils d’administration ou de surveillance. Notre mouvement a une vision politique du rôle de l’entreprise. Pour nous, les politiques publiques doivent encadrer l’action et mener tout le monde vers le même cap. Il est du rôle d’un État d’encadrer l’ensemble des acteurs, y compris économiques afin d’atteindre le bien commun, c’est-à-dire les objectifs collectifs de transition climatique, de préservation de la biodiversité et de lutte contre les inégalités.

© PlumeStudios

Comment l’entreprise peut-elle agir pour favoriser une démocratie qui redonne à toutes et tous le pouvoir d’agir ?

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Si nous lions systématiquement démocratie sociale et justice climatique, c’est parce que nous avons la conviction que l’une porte l’autre. Durant le récent débat sur la réforme des retraites, nous avons diffusé une tribune apolitique pour rappeler que la dimension démocratique est une condition à l’accélération de la transition écologique et la lutte contre les inégalités. Une bonne démocratie favorisera la capacité à répondre à ces défis : 83 % des Français partagent ce constat, selon un sondage réalisé avec Ipsos et Sopra Steria.

L’entreprise peut favoriser la démocratie en son sein, via le dialogue social, essentiel à la vie démocratique, mais également en promouvant l’engagement citoyen et le sens du collectif. Nous vivons dans une société qui a tendance à s’individualiser, or la coopération est en soi une solution pour favoriser les nécessaires transitions. Si les entreprises, au niveau local et au niveau global, promeuvent la dimension collective et la coopération, alors elles feront démocratie.

Ce qui nous mobilise au Pacte du pouvoir de vivre, c’est l’idée de penser la complexité des enjeux de la transition et de trouver des solutions pour la mettre en œuvre. L’entreprise a toute sa place au sein de ce travail collectif. Notre enjeu est de refaire de la politique au sens large, au sens de l’organisation de la vie de la cité. S’intéresser au commun, c’est faire revivre la démocratie.

“Ce qui nous mobilise au Pacte du pouvoir de vivre, c’est l’idée de penser la complexité des enjeux de la transition et de trouver des solutions pour la mettre en œuvre. L’entreprise a toute sa place au sein de ce travail collectif.”

– Amandine Lebreton

Comme le rappelle Antо́nio Guterres, le monde est loin d’être sur la voie de l’atteinte des Objectifs de développement durable. Comment rester malgré tout dans une dynamique d’action ?

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Il est évident que le constat global est rude. Au Pacte du pouvoir de vivre, nous ne nous privons pas de le rappeler, notamment en ce qui concerne l’amplification de la crise climatique, la persistance des inégalités et même le recul de la démocratie. Ce qui nous donne l’envie d’agir, c’est la force que l’on observe au sein des organisations civiles qui se mobilisent, qui agissent, qui trouvent des solutions et qui, en travaillant ensemble, font bouger les lignes sur les territoires. Cette énergie nourrit les organisations et nous nourrit au quotidien. Voilà qui résume l’état d’esprit du Pacte, qui est une force de proposition et de mobilisation plutôt qu’une force d’opposition.

En avril 2023, l’association a justement ouvert un nouvel axe de travail, qui a pour objet de donner un pouvoir d’agir au citoyen. Nous avons créé un espace de collaboration via lequel les citoyens peuvent s’engager d’une manière différente, notamment en lien avec nos 40 groupes locaux.

Nous lançons également, dès la rentrée 2023, une école du Pouvoir de vivre qui s’adresse aux jeunes de 18 à 35 ans et qui a pour mission de partager l’expertise et l’expérience de la société civile.

Enfin, le Pacte pouvoir de vivre est aussi, en lui-même, une réponse à l’envie d’agir. La création de cet espace collectif permet aux associations de se nourrir et de partager leurs différentes expériences. Les 65 associations membres attendent beaucoup du travail collectif qui permet, face aux difficultés, de maintenir une dynamique d’action.

L’art au service du changement durable

© Jérôme Mizar.

Alice Audouin

Alice Audouin est la Présidente fondatrice de l’association Art of Change 21, qui agit à échelle internationale sur le lien entre l’art, la créativité et les grands enjeux environnementaux. Elle dirige également un cabinet de conseil spécialisé sur la RSE, la communication responsable ainsi que sur le lien entre l’art et développement durable, dont elle est pionnière.

“L’association Art of Change 21 a soutenu les artistes engagés sur les thématiques environnementales, les a accompagnés vers l’écoconception et les a programmés dans de grands rendez-vous internationaux via des prises de parole, des expositions ou des ateliers.”

Comment l’art contemporain s’est-il emparé des enjeux des enjeux environnementaux durant les deux dernières décennies ?

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Ces 20 dernières années, l’art s’est emparé des enjeux environnementaux de trois manières différentes. Tout d’abord à travers des contenus et des messages qui adressent les grands enjeux environnementaux, au cœur des œuvres. Ensuite, à travers la volonté qu’ont les artistes de réduire leur propre impact environnemental en tant que créateurs. Enfin, l’artiste a également agi en tant que citoyen engagé, sortant de son atelier pour mener des projets de terrain, comme la création d’une ferme biologique ou la participation à des mobilisations avec les activistes.

Le premier plan est crucial car il permet de créer un imaginaire post-carbone, de concevoir un monde différent, fondé sur d’autres valeurs. Les années 2000 ont marqué la naissance d’une toute nouvelle génération d’artistes, qui grandit avec la crise climatique et qui parle de son époque et non plus d’une cause. L’association Art of Change 21 a soutenu les artistes engagés sur les thématiques environnementales, les a accompagnés vers l’éco-conception et les a programmés dans de grands rendez-vous internationaux via des prises de parole, des expositions ou des ateliers. Ce fut notamment le cas au Congrès mondial de la nature de l’UICN (Marseille, 2021), à l’Assemblée des Nations Unies pour l’environnement (Nairobi, 2016), à la Conférence des Nations Unies sur le logement et le développement urbain durable, dite Habitat III (Quito, 2016), et bien sûr lors des COP Climat depuis 2015 (Paris, Marrakech, Bonn, Katowice, Madrid, Glasgow, Sharm El-Sheikh). Les artistes ont également eu l’opportunité de collaborer à la célébration du 5e anniversaire de l’Accord de Paris, en partenariat avec le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères. Notre action s’est faite grâce au soutien de la Fondation Schneider Electric, notre partenaire principal depuis 2015, et grâce à d’autres soutiens privés (LVMH, Maison Ruinart…), institutionnels et publics (ONU Environnement, ADEME, ministère de la Culture, ministère de l’Europe et des Affaires étrangères…).

Quel rôle les artistes peuvent-ils jouer dans l’accélération de la mise en œuvre des ODD, en particulier de la part des entreprises ?

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Dans son média Impact Art News, Art of Change 21 a développé une rubrique intitulée « Un projet, un ODD », qui démontre qu’énormément d’artistes œuvrent dans le cadre des ODD et apportent des solutions concrètes. L’entreprise a tout avantage à collaborer avec les artistes autour des ODD, pour voir plus loin et ainsi « craquer le modèle ». Cela peut se traduire par un partenariat ou une résidence. Une entreprise peut également, par sa politique de mécénat, aider les artistes à développer des projets autour des ODD. Citons l’exemple de l’artiste Jérémy Gobé, qui travaille sur la restauration de la barrière de corail à travers son grand projet Corail Artefact, un dispositif à la fois créatif et scientifique. Cette recherche porte en elle des innovations et des idées d’applications concrètes dans de nombreux secteurs économiques, l’une d’elle étant en cours de mise en œuvre au sein du Groupe LVMH. Du biomimétisme à la protection de l’environnement, un artiste a le pouvoir de mobiliser et d’inspirer le changement.

© Art of Change 21

Plus précisément, quel rôle joue Art of Change 21 durant les COP sur le climat ?

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Depuis la COP 21 en 2015, lors de laquelle Art of Change 21 a lancé son projet-campagne Maskbook au Grand Palais, l’association a toujours été très active lors des COP Climat. Le rôle d’Art of Change 21 y est double. Premièrement, l’association vise à mobiliser la société civile et ses talents créatifs qui lui permettent de se transformer, en particulier à travers le projet participatif Maskbook. Ainsi lors de la COP 27 en Égypte, Art of Change 21 a organisé de nombreux ateliers Maskbook en amont de l’événement, et a pu mettre en valeur le résultat de cette action en zone verte (ndlr : durant une COP, la zone bleue est réservée aux négociateurs et aux gouvernements. La zone verte est accessible à la société civile.), dans un espace d’exposition. Ensuite, l’association vise à valoriser la place des artistes dans la transition énergétique, à travers des installations, des performances ou des tables rondes, qui peuvent se dérouler en zone bleue, zone verte ou lors d’événements parallèles.

À la COP 22, dix jours de festivité ont été organisés au Riad Yima de l’artiste photographe et « surcycleur » Hassan Hajjaj, avec des ateliers mêlant low-tech, art et environnement, mais aussi une exposition et des animations en zone verte. À la COP 26 à Glasgow, une œuvre monumentale de John Gerrard, accompagnée d’actions du duo d’artistes Lucy+Jorge Orta, ainsi qu’une conférence à la Hunterian Gallery, étaient au programme, toujours avec le soutien de la Fondation Schneider Electric.

Lucy + Jorge Orta atCOP 26.

Flare by John Gerrard at COP 26.

“Les artistes engagés pensent de manière globale, ils ne séparent pas le social et l’environnement. Si leur travail se concentre sur un territoire, ils en explorent l’histoire sociale, l’impact du réchauffement climatique, et bien d’autres aspects, dans une approche pluridisciplinaire.”

– Alice Audouin

Au-delà des enjeux environnementaux, comment les artistes liés à Art of Change 21 intègrent-ils le pilier social du développement durable dans leurs œuvres ?

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Les artistes engagés pensent de manière globale, ils ne séparent pas le social et l’environnement. Si leur travail se concentre sur un territoire, ils en explorent l’histoire sociale, l’impact du réchauffement climatique, et bien d’autres aspects, dans une approche pluridisciplinaire. Par exemple, Capucine Vever a travaillé sur l’île de Gorée, un haut lieu de mémoire de l’esclavage au large du Sénégal, en questionnant l’avenir de cette île sous l’angle de la montée des eaux, qui la menace. Un travail artistique sur la mémoire, la géopolitique, mais aussi sur l’énergie ou les ressources implique forcément les deux dimensions.

Le pétrole porte aussi une histoire sociale, économique et politique, qui n’est pas évacuée par les artistes. On voit ainsi fortement monter la question de la justice climatique dans le champ de l’art, tout comme l’écoféminisme devient également un mouvement artistique proéminent. L’intégration de savoirs mis de côté durant des années, comme ceux des peuples premiers, s’accélère également dans le champ artistique. Aux Etats-Unis, les native artists sont sans doute ceux qui incarnent le mieux cette double approche, car la décomposition de leur identité et de leurs territoires a détruit leur relation à l’environnement, qui était au cœur de leur fonctionnement. L’artiste Tomas Saraceno, à travers son projet Aerocène, mobilise les communautés sud-américaines lors de ses tentatives de record du monde de vol d’un nouveau moyen de transport sans pétrole et sans métaux rares.

Les artistes ont la capacité de créer une intersectionnalité entre le social et l’environnement, dans une société où ces enjeux sont plus que jamais indissociables. Les artistes nous permettent aussi de nous reconnecter à ce qui fonde la culture humaine, le lien au cosmos, aux autres êtres humains et aux autres espèces. Le parrain de l’association Art of Change 21, l’artiste Olafur Eliasson a placé un soleil au cœur de la Tate Modern en 2003, afin de rappeler que nous, qui nous trouvons sur une Terre habitable, sommes une exception dans l’univers. Sachons la faire durer !

“Les artistes ont la capacité de créer une intersectionnalité entre le social et l’environnement, dans une société où ces enjeux sont plus que jamais indissociables.”

– Alice Audouin