Chapitre 7

20 ans… Et après ?

L’hybridation, grande tendance du monde qui vient ?

© Frédérique Touitou

Gabrielle Halpern

Docteur en philosophie, diplômée de l’École Normale Supérieure, Gabrielle Halpern a travaillé au sein de plusieurs cabinets ministériels en tant que Conseillère Prospective et Discours, avant de participer au développement de startups et de conseiller des entreprises et des institutions publiques. Ses travaux de recherche, dont sa thèse de doctorat, portent en particulier sur l’hybridation. Elle est notamment l’auteur de l’essai « Tous centaures ! Eloge de l’hybridation » (Le Pommier, 2020).

“Demain, une entreprise sera évaluée selon sa capacité d’hybridation, c’est-à-dire selon sa capacité à créer des ponts entre les mondes, à réaliser des mariages improbables avec des partenaires inédits, à se penser comme un véritable écosystème à même de cultiver un maillage territorial, social, générationnel, sectoriel, éducatif et professionnel.”

L’hybridation, grande tendance du monde qui vient ?

+

L’époque semble être au repli sur soi, aux fractures, à l’individualisme et au désengagement. Crise sanitaire, crise énergétique, guerre en Ukraine, inflation, réchauffement climatique, transition numérique… Jamais nous n’avons été enfermés dans autant d’injonctions contradictoires ! Et pour cause, si notre rationalité était originellement très utile pour comprendre le monde qui nous entoure, elle s’est quelque peu rigidifiée au fil des siècles au point de se transformer en usine de production massive de cases. Nous ne nous en rendons pas compte, mais nous passons nos journées à tout ranger dans des cases : nos amis, nos collègues, nos territoires, nos prestataires, nos métiers, nos concurrents, nos clients, nos secteurs, nos activités. Or, en agissant de la sorte, nous passons complètement à côté de la réalité, en la maltraitant et en la mutilant. La crise que nous traversons n’est pas d’abord économique, sociale, écologique, institutionnelle, territoriale ou politique ; ce que nous vivons, c’est avant tout une crise de notre rapport à la réalité. En rangeant tout et tout le monde dans des cases, nous fabriquons des silos qui fracturent notre société.

Et pourtant, dans ce ciel bien sombre, quelques lueurs ça et là apparaissent – des petits signaux faibles positifs, témoignant de ce que l’engagement, la solidarité, le collectif, le commun n’ont pas disparu… Bien mieux, ils se développent lentement mais sûrement, prenant des formes nouvelles, inédites, nous invitant à repenser toutes nos cases ! Non, tout n’est pas irréconciliable, il se pourrait même que nous vivions une époque inédite où nous avons le pouvoir de réunir ce qui était jusqu’à présent séparé. En effet, des signaux faibles d’hybridation attestent que nous sommes en train de remettre en question cette manière catégorielle de penser et d’agir. L’hybridation se définit comme « le mariage improbable, c’est-à-dire le fait de mettre ensemble des générations, des activités, des entités, des usages, des matériaux, des sciences, des secteurs, qui a priori n’ont pas grand-chose à voir ensemble, mais qui, par leur métamorphose réciproque, vont donner lieu à quelque chose de nouveau : un tiers-service, un tiers-lieu, un tiers-modèle, une tierce-économie ou encore un tiers-territoire » ! On voit effectivement se multiplier les tiers-lieux, les crèches dans les maisons de retraite, les expositions artistiques dans les gares, les partenariats inédits entre des écoles, entre des entreprises, entre des secteurs d’activité, entre des métiers, au point que l’hybridation s’annonce peut-être comme la grande tendance du monde qui vient.

“La grande réussite de cette volonté éthique, c’est que nous sommes peu à peu passés d’engagements assez vagues à des engagements précis, codifiés et vérifiés.”

– Gabrielle Halpern

+

Dans ce contexte, continuer à enfermer la RSE dans une case – une direction, un département, un rapport d’activité – ne sera plus pertinent et elle devra irriguer toutes les autres fonctions de l’entreprise. Si un directeur financier était jusqu’à présent un directeur financier et un directeur de la RSE était jusqu’à présent un directeur de la RSE, les périmètres de leurs missions ont vocation à s’hybrider au point où le directeur financier de demain devra apprendre à devenir également un directeur extra-financier. De la même manière, continuer à catégoriser indépendamment l’une de l’autre la logique économique et la logique sociale et solidaire, comme si elles n’avaient aucun lien, sera de plus en plus archaïque. Demain, ce qui constituera l’avantage concurrentiel d’une entreprise sera sa capacité à hybrider plus rapidement, plus efficacement et plus originalement que les autres, ces logiques a priori différentes, voire contradictoires et à entraîner avec elle toute sa chaîne de valeur : fournisseurs, sous-traitants, clients, territoires, partenaires publics, investisseurs, écoles et même concurrents ! Demain, une entreprise sera évaluée selon sa capacité d’hybridation, c’est-à-dire selon sa capacité à créer des ponts entre les mondes, à réaliser des mariages improbables avec des partenaires inédits, à se penser comme un véritable écosystème à même de cultiver un maillage territorial, social, générationnel, sectoriel, éducatif et professionnel. Si l’ODD 17, consacré aux partenariats, constitue la clé de voûte de l’Agenda 2030 des Nations Unies, c’est en embrassant cette philosophie de l’hybridation que les entreprises y parviendront.

Des études post-Covid ont montré que les Français considèrent l’entreprise parmi les premiers acteurs pouvant changer et réparer le monde ; cela leur donne un grand pouvoir, mais aussi une responsabilité immense… Elles n’auront pas le droit de décevoir le monde.

L’innovation sociale au service de l’action collective

© Gaetane Marchand

Anne-Claire Pache

Anne-Claire Pache est professeure en innovation sociale titulaire de la chaire de philanthropie de l’ESSEC. Elle est actuellement Directrice de la Stratégie et de l’Engagement Sociétal de l’ESSEC.

“Toute démarche de changement prend du temps et nécessite beaucoup d’énergie, de pédagogie et d’interactions.”

Quelles actions mettez-vous en place pour intégrer l’ESSEC dans une dynamique d’engagement sociétal ?

+

Au sein de transition écologique et sociale de l’ESSEC, nous avons développé une politique fondée sur les leviers essentiels que sont nos trois grands métiers : transformer nos formations, transformer notre recherche et notre capacité à rayonner intellectuellement, puis transformer la vie sur nos campus. L’enjeu est d’appliquer à notre organisation les principes que l’on enseigne dans nos cours, de manière à gérer l’école de la façon la plus soutenable possible. Par ailleurs, nous sommes convaincus que les sujets environnementaux et sociaux fonctionnent main dans la main. Nous nous attachons à utiliser la position de l’ESSEC comme une caisse de résonnance pour diffuser nos convictions, à l’échelle de la France, et renforcer notre capacité d’influence au service des enjeux sociétaux.

Comment insérer l’économie sociale aux différents enseignements de l’ESSEC ?

+

Nous avons pris des engagements clés à l’intersection des trois leviers de notre stratégie, comme le fait, par exemple, de former tous nos élèves aux sujets sociaux et environnementaux. Ensuite, parmi les 26 chaires de l’ESSEC, 12 sont dédiées au développement durable au sens large, comme la chaire transition écologique, la chaire économie circulaire ou la chaire finance durable. Celles et ceux qui le souhaitent peuvent ensuite collaborer avec des entreprises et des experts du secteur, afin de développer plus encore leurs compétences. Au-delà des cours spécialisés, nous avons également transformé les cours fondamentaux, qui intègrent désormais des éléments liés au développement durable. Nous ne pouvions pas placer nos étudiants dans une position schizophrénique avec des enseignements portant sur le développement durable dans un cours, puis un enseignement axé sur le « business as usual » dans un autre. C’est un travail de longue haleine, qui nécessite d’accompagner la transformation d’un grand nombre de cours. Nous devons ainsi mener des discussions majeures avec certains professeurs, pour qui ce sont des sujets nouveaux.

Comment pouvez-vous répondre à l’impatience légitime de la jeune génération face au temps nécessaire pour enclencher les dynamiques de transformation ?

+

Nous retrouvons dans notre école le même pourcentage de gens impatients que celui que l’on retrouve dans la société. Globalement, 20 % des élèves sont très militants et très impatients. Leurs demandes, importantes, nous aident dans la démarche de transformation. Nous retrouvons ensuite environ 70 % d’élèves très satisfaits de la richesse de l’offre d’enseignement et aucunement hostiles à ce que les choses évoluent et que de nouvelles thématiques soient introduites. Nous avons enfin environ 10 % d’élèves réfractaires aux enseignements liés au développement durable, qui considèrent qu’ils ne sont pas ici pour traiter ces sujets.

Ces enjeux sont avant tout éminemment complexes. Toute démarche de changement prend du temps et nécessite beaucoup d’énergie, de pédagogie et d’interactions. Comme nous le précisons à tous nos élèves, il n’y a pas de recette miracle. Il existe des faits scientifiques indiscutables, comme les éléments d’analyse du GIEC ou les études des enjeux de diversité. Ensuite, la manière d’agir collectivement, pour réduire globalement la pression sur les ressources naturelles et réduire l’impact carbone des activités humaines, reste compliquée à définir. Nous nous attachons à créer des lieux d’échanges et de débats entre collègues et entre élèves, tout en essayant de donner à voir un pluralisme de perspectives, très scientifiques ou plus opérationnelles, avec des exemples d’entreprises et des cas pratiques à discuter. Nous devons accompagner les élèves dans leur prise de conscience de la complexité de ces sujets. Les enseignements de l’ESSEC doivent leur permettre, quel que soit le domaine dans lesquels ils évolueront, de savoir mobiliser des ressources et de savoir favoriser la collaboration. Le plus important est de développer, chez elles et chez eux, une culture générale très large et de les inciter à favoriser le dialogue. Pour cela nous créons des cas pratiques et générons des formes de controverse, afin de les aider à mieux appréhender les différentes perceptions des sujets, en fonction de là où l’on se place.

Nous nous appuyons aussi sur le groupe ESSEC Alumni Transition, très actif pour accompagner les transitions professionnelles de certains alumni. Nous dénombrons près de 67 000 diplômés de l’ESSEC dans le monde. C’est un réseau de transformation du monde extrêmement puissant, car constitué de personnes occupant des positions importantes dans des entreprises. Si eux-mêmes sont formés à devenir des leaders de la transition dans leurs propres organisations, l’impact peut être substantiel.

“Nous nous attachons à créer des lieux d’échanges et de débats entre collègues et entre élèves, tout en essayant de donner à voir un pluralisme de perspectives, très scientifiques ou plus opérationnelles, avec des exemples d’entreprises et des cas pratiques à discuter.”

– Anne-Claire Pache

Comment les entreprises peuvent-elles s’inscrire dans une dynamique de partenariats pour favoriser la transition vers un monde plus durable ?

+

La thématique des collaborations trans-sectorielles fait partie des sujets de recherche que je commence à explorer. Le besoin de collaboration me semble être largement reconnu. Compte tenu de la magnitude des enjeux, de leur complexité, de leurs dimensions locale mais aussi globale, les collaborations entre acteurs privés lucratifs, acteurs privés non lucratifs et acteurs publics sont probablement requises, pour réussir à s’engager sur la voie de la transition. C’est en ce sens que j’accompagne les étudiants de la chaire Innovation sociale. Nous devons former des gens qui ne seront pas seulement d’excellents leaders dans le monde du business, mais qui comprennent également comment fonctionnent les acteurs publics et les collectivités locales, quels sont les enjeux de l’État, etc.

Comment le secteur privé français peut-il élever ses standards sociétaux et environnementaux, dans un contexte de compétition économique globalisée ?

+

Ces dernières années, nous pouvions entendre ça et là que plus une entreprise est vertueuse en matière de développement durable, plus sa performance financière sera élevée. Dans les faits, les situations d’alignement réel entre performances environnementales ou sociales élevées et performances financières en hausse sont extrêmement rares. Cela signifie qu’il faut réussir, dans notre logique d’enseignement et d’apprentissage de la complexité, à donner à voir ces zones de friction et équiper les étudiants et futurs dirigeants à traiter ces tensions-là.

Se projeter dans un récit commun

© François Lafite

Nils Pedersen

Nils Pedersen est Délégué général du Pacte mondial Réseau France depuis avril 2021. Il est également Président de la Fonda, expert au sein du Haut Conseil à la vie associative et membre de la Plateforme RSE.

Se projeter dans un récit commun

+

Le Pacte mondial des Nations Unies a été lancé il y a plus de 20 ans, pour inciter les entreprises à adopter un modèle plus responsable, alors que les années 2000 offraient la promesse d’une mondialisation heureuse. L’entreprise fait face aujourd’hui au bouleversement de son modèle d’affaires qui lui impose de se repenser, dans un monde en proie à une succession de crises. Les enjeux de Développement durable sont aujourd’hui devenus des éléments constitutifs majeurs du débat public, mobilisant à la foi les salariés, les parties prenantes de l’entreprise, les acteurs de la société civile comme les ONG, les syndicats et les universités, et de manière générale l’ensemble des citoyens. Le temps est compté, et chaque année nous rapproche un peu plus de l’échéance de l’Agenda 2030.

Aujourd’hui premier réseau d’entreprises en France engagées en faveur du développement durable – avec 1 900 membres, dont 1 800 entreprises – le Pacte mondial Réseau France doit non seulement contribuer au débat mais aussi l’organiser et ainsi favoriser le dialogue entre secteur public et privé.

Au-delà de constituer une initiative institutionnelle portée par les Nations Unies, le Réseau France est aussi une communauté d’acteurs engagés sur leurs territoires, et un véritable carrefour entre l’entreprise, le public et la société civile. Depuis le lancement de notre initiative en France, une attention particulière a été portée à la mise en œuvre d’une véritable dynamique RSE à l’échelle locale, ne négligeant aucun territoire, avec l’objectif de développer une intelligence collective au service d’une croissance responsable. En s’appuyant sur cette histoire robuste, le Réseau France continuera d’œuvrer au service de ses adhérents pour accompagner les entreprises vers des plans de transition crédibles.

“Les enjeux de développement durable sont aujourd’hui devenus des éléments constitutifs majeurs du débat public, mobilisant à la fois les salariés, les parties prenantes de l’entreprise, les acteurs de la société civile comme les ONG, les syndicats et les universités et, de manière générale, l’ensemble des citoyens.”

– Nils Pedersen

+

Les Dix principes universels du Pacte mondial et les 17 Objectifs de développement durable proposent tout à la fois un langage commun – partout dans le monde -, un cadre de référence pour agir et aussi une source d’opportunités. Ils permettent de flécher les efforts collectifs, mais aussi les capitaux privés, vers le respect des droits humains, l’élévation des normes du travail, la protection de l’environnement et la lutte contre la corruption, en prenant en compte les enjeux de gouvernance. Ils offrent aussi à tous les acteurs la possibilité de se projeter dans un récit commun.

Les normes et les réglementations évoluent particulièrement vite : anticiper leurs mises en œuvre évitera de les subir frontalement. Pour cette raison, nous appelons toutes les entreprises à prendre part activement à la transition juste, c’est-à-dire à rendre l’économie plus verte, d’une manière équitable et inclusive pour toutes les personnes concernées, en créant des opportunités de travail décent et en ne laissant personne de côté. Nous avons besoin d’action et de résultats tangibles pour la mise en œuvre de l’Accord de Paris et de l’Agenda 2030. Je suis convaincu que c’est au travers de l’associativité que nous pourrons œuvrer pour le bien commun, et construire ensemble un imaginaire collectif.

Postface

© Michelin

Florent Menegaux

Florent Menegaux préside le Groupe Michelin depuis 2019, après avoir dirigé plusieurs divisions du groupe depuis 1997. Représentant de Michelin au Conseil d’administration du Pacte mondial Réseau France depuis 2022, il a été élu à la présidence de l’organisation le 22 juin 2023.

Postface

+

Le Groupe Michelin a adhéré au Pacte mondial des Nations unies en février 2010, en pleine cohérence avec ses engagements de longue date en faveur des droits humains et de la protection de l’environnement notamment. 

Michelin est convaincu du rôle sociétal que doivent jouer les entreprises pour apporter des réponses collectives aux défis d’aujourd’hui. Aucun acteur ne saurait y répondre seul. Les entreprises ont la capacité d’agir et de fédérer autour d’elles une grande diversité de parties prenantes, publiques comme privées. Michelin veut jouer tout son rôle en montrant la voie avec une responsabilité qui va bien au-delà de ses propres activités.

Le Pacte Mondial incarne parfaitement la confiance fondamentale de Michelin dans la capacité de l’homme à construire un avenir durable, pour lui et pour le monde qui l’entoure.  Les 1 900 entreprises qui le composent, et parmi elles de nombreuses petites et moyennes entreprises, ont en commun la volonté d’avoir une contribution forte à l’atteinte des Objectifs de développement durable, en partageant les difficultés et les bonnes pratiques, ou en créant des coalitions dédiées pour amplifier leur impact.

En devenant Président du Pacte mondial Réseau France, je tiens à remercier l’ensemble des administratrices et des administrateurs et plus largement les membres de notre organisation pour leur confiance. Je salue également le travail accompli par mes cinq prédécesseurs, qui ont permis de faire du bureau français du Pacte mondial de l’ONU un réseau reconnu, sur les territoires, auprès des organisations professionnelles et du développement durable, au sein de l’écosystème du Pacte mondial ou encore de la puissance publique. 

Au moment où nous célébrons son vingtième anniversaire, je souhaite que le Pacte mondial Réseau France aille encore plus loin, en apportant une contribution significative à l’Agenda 2030 des Nations Unies. Nous veillerons pour cela à accélérer et poursuivre la croissance du réseau en France dans les territoires, et de mobiliser autour des dix principes qui nous rassemblent. C’est à cette condition que nous pourrons fédérer les initiatives et permettre le dialogue entre des entreprises de toutes tailles, unies dans leur volonté de construire un futur plus durable.